HENRI MATISSE
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En peignant Le Bonheur de vivre, Matisse s’inscrivait en 1906 au sein d’une tradition artistique qui remontait explicitement à l’Antiquité gréco- romaine – celle de la représentation de l’harmonie entre les humains et la nature et de l’harmonie des humains entre eux, diversement désignée par les notions de pastorale, d’Arcadie, ou d’Âge d’Or. Croyait-il pour autant à la possibilité de renouveler complètement ce thème, ou bien voulait-il, comme cela a été suggéré par Yve-Alain Bois, tuer ses pères par un acte de cannibalisme, qui passait par la multiplication et la confusion à la fois des sources et des moyens formels ? Cette contradiction n’est peut-être pas présente encore dans l’aquarelle qui fournit son prétexte et son titre à cette exposition, vraisemblablement exécutée pendant l’été 1905 avant même que l’artiste ait eu l’idée d’une grande composition, qui ne comporte encore aucune figure et se concentre sur un paysage directement observé à Collioure, sur les berges du Ravaner, un petit fleuve qui se jette dans la Méditerranée. Si l’on ne cherche pas à y replacer par l’imagination les groupes de femmes, d’hommes et d’individus au genre difficilement assignable qui peupleront la composition finale, on peut cependant avoir le sentiment que les lignes colorées des arbres, par leur courbure, prennent un tour anthropomorphe, évoquant des figures dressées dont les mouvements suggèrent une circulation du regard que je qualifierais volontiers d’affolée, ou d’excitée – car c’est de désir qu’il est déjà question.

 

Les œuvres rassemblées ici autour de l’aquarelle de Matisse, créées entre le XVIe siècle et 2022, envisagent toutes, d’une manière plus ou moins positive, la possibilité ou l’impossibilité de l’idylle, y compris dans sa composante explicitement ou implicitement sexuelle. Certaines d’entre elles renvoient à l’existence d’un Âge d’Or, situé dans un temps mythique, auquel il s’agirait de remonter, parfois avec nostalgie, parfois

avec dénégation, parfois avec l’énergie du désespoir : celui d’une fusion des corps et des éléments, y compris des éléments de l’œuvre elle-même (ligne et couleur, ou figuration et abstraction, par exemple), ou de leur conformité à un type idéal (de corps ou de relation entre l’humain et la nature) qu’il s’agirait de ressusciter dans une époque marquée par la séparation et la division, comme une pure fantasmagorie ou comme un spectacle paisible. D’autres suggèrent que l’idylle n’est jamais qu’une recomposition a posteriori, qui force les corps, y compris par les moyens violents de la prédation masculine, à rentrer en contact les uns avec les autres ou à obéir à une norme imposée de force et de l’extérieur (la norme de la religion, du stéréotype de ce qui serait désirable, ou des rôles genrés). D’autres encore proposent une hybridation qui repose sur la présence simultanée dans un seul objet de deux réalités contraires qui se nient l’une l’autre sans que rien ne vienne artificiellement les sublimer, les harmoniser.

 

Il est question ici d’un certain rapport à la tradition et aux formes qui l’ont incar- née, à une longue histoire de l’art et de la pensée, qui aurait aussi pu trouver des exemplifications hors de l’Occident (dans la peinture chinoise par exemple). Il s’agit moins de retracer des influences et une histoire des sources que de donner à voir les inflexions d’un thème qui ne cesse ja- mais d’être contemporain : celui de la ré- conciliation (ou de l’opposition) entre le présent et le passé, l’objet et le sujet du désir, l’individu et le monde qui l’entoure (qui le produit ou qu’il ou elle produit), le singulier et le collectif, l’œuvre et vous qui en faites l’expérience. Le critique Charles Morice écrivait déjà du Bonheur de vivre que l’artiste y « semble rêver de courir tous les chemins à la fois, de s’exprimer par les systèmes les plus inconciliables ». C’était un jugement négatif. C’est aussi un beau programme !

 

Éric de Chassey

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